Quand elles arrivent devant le
grand tribunal de l’éternité, les âmes sont pesées puis jugées, enfin elles
prennent le chemin de leur destination pour l’éternité, conduites par leurs
nouveaux gardiens. Dans cette grande machinerie céleste il arrive quelquefois
que se glisse un grain de sable. Ainsi, un jour les démons revinrent au grand
tribunal une âme à la main et ils expliquèrent qu’elle était bien trop pure
pour résider aux enfers. Alors ils la transmirent aux anges mais le court
séjour qu’elle avait fait en enfer l’avait corrompue. Nul n’en voulant, il fut
décidé qu’on la renverrait sur terre pour la juger à nouveau à sa prochaine
mort.
C’est ainsi que l’âme repartit parmi
les hommes, transportant son propre enfer.
Ce matin-là elle sortit seule du
hall. Pendant dix mois, le hall avait été l’ultime frontière et ce matin-là
elle avait eu officiellement l’autorisation de la passer et de regagner le
monde des vivants. Elle passa seule le hall et se retrouva dehors seule
également, plus seule qu’elle ne s’était jamais sentie. Libre aussi, beaucoup
trop libre. Elle venait en quelques secondes de laisser derrière elle son
environnement familier, les couloirs blancs, les chambres toutes identiques
dont la serrure ne pouvaient se fermer que de l’extérieur.
Elle redevint l’étrangère qu’elle
se sentait déjà avant, mais on lui avait appris à se cacher.
En deçà de la frontière on lui
avait appris comment se comporter dans le monde des vivants. On lui avait dit les
comportements acceptables, les réactions qu’il fallait museler, on lui avait
apprit les bienséances et les mots à ne laisser vivre qu’en privé. Elle alla
payer son billet de train et nul ne remarqua rien, ni quand elle fit le voyage
en seconde classe. Elle voyageait parmi les hommes sans qu’ils la remarquent,
elle espérait en regardant par la fenêtre défiler les paysages que celui
qu’elle retournait hanter la verrait.
Elle sonna, l’homme ouvrit et eut
l’air surpris. Ils ne s’étaient pas donné de nouvelles depuis si longtemps
après leur solide intimité. Leurs regards ne se croisèrent que brièvement, il
baissa les yeux le premier comme un signe de sa mauvaise conscience. Il y avait
sur un buffet un portrait qui n’était pas le sien. Elle avait appris qu’elle
avait en elle trop de colère, qu’il fallait la maîtriser. Elle avait appris qu’il
fallait combattre l’amertume et ne donner que de l’amour.
Alors elle donna de l’amour,
comme on lui avait appris, et tandis qu’elle se tenait à genoux devant lui,
ouvrant sa braguette, l’homme fit semblant de ne pas voir qu’elle pleurait.